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Bibliothèque et Archives du Château de Chantilly
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Joseph Thouvenin l’aîné fut, de 1813 à 1834, la figure dominante de la reliure parisienne et, dès sa mort, il a pris un rang éminent dans l’histoire de la reliure française. Le duc d’Aumale, qui était d’une génération postérieure, n’a pu lui commander de reliures, mais son cabinet des livres en conserve près de cinq cents qui recouvrent des livres anciens précieux, provenant principalement de la collection d’Armand Cigongne acquise en bloc en 1859.
Ainsi la bibliothèque du château de Chantilly a-t-il la plus forte représentation recensée de l’œuvre de Thouvenin dans les collections publiques et privées.
Formé auprès d’un des relieurs les plus réputés du Premier Empire, il s’établit en 1813 et se voua dès lors constamment à perfectionner son savoir-faire dans la reliure proprement dite et dans la dorure sur peau. Très vite, il acquit une grande notoriété par la rigueur de sa technique et par la nouveauté de ses décors qui rompaient avec l’ornementation néo-classique de ses prédécesseurs immédiats. Pour satisfaire une clientèle croissante, il organisa un atelier moderne où pouvaient travailler jusqu’à seize ouvriers.
Sa renommée posthume tient surtout aux innombrables reliures qu’il exécuta sur des éditions contemporaines pour de larges publics, à une époque où les livres ne restaient pas brochés et étaient tous reliés dès leur acquisition. Elles étaient souvent ornées en série de décors composites, notamment « à la cathédrale », au moyen de larges plaques de métal gravées et estampées sur la peau de recouvrement.
Mais Thouvenin avait parallèlement une autre clientèle plus restreinte, celle des bibliophiles, qui collectionnaient les livres anciens et voulaient substituer des couvrures nouvelles aux reliures antérieures médiocres ou détériorées. C’était le cas d’Armand Cigongne, reconnu par ses pairs pour son haut goût en matière de reliure. Ces grands amateurs exigeants récusaient les reliures ornées par plaques, trop « industrielles’ par leur technique, trop répétitives, trop « modernistes » par leur décor, ressenties comme banales, voire vulgaires. Par un parti pris élitiste, ils voulaient des reliures spéciales qui distinguent leurs livres anciens des livres contemporains. C’est cette part trop peu connue de la production de Thouvenin que l’on trouve dans les collections du château de Chantilly et que veut mettre en évidence cette présentation.
Deux grands genres d’œuvres y apparaissent :
– Le premier est l’élaboration par Thouvenin de modèles sobres de reliures bibliophiliques, pas ou peu décorées, d’une facture nette, en correspondance sans servilité avec les livres anciens qu’elles protègent. Le relieur les diversifie en combinant différemment les matériaux de couvrure, les filets et quelques empreintes de fers sur les plats et les dos, les papiers de fantaisies pour les feuillets de garde et pour les plats des demi-reliures. Par leur conception à la fois atemporelle et ancrée dans leur temps, ces reliures sobres peuvent rester une référence pour le dilemme constant des amateurs et des relieurs confrontés à la création de couvrures nouvelles pour des livres anciens.
– Second genre d’œuvres, toujours sur des livres anciens ou sur des rééditions à tirage limité de textes rares : des décors complexes, exécutés par quelques praticiens hautement qualifiés, à l’aide de « petits fers » spécialement dessinés et gravés. Ils sont dérivés de modèles historiques de reliures de la fin du XVIe siècle et du XVIIe siècle. La bibliothèque du château de Chantilly conserve ainsi trois répliques de la célèbre « fanfare » de Thouvenin, exécutées pour de grands bibliophiles, Armand Cigongne, Armand Bertin, N.N. Martineau de Soleinne, ainsi que diverses reliures à décor filigrané. Une reliure, peut-être unique, faite pour le prince d’Essling, présente un décor antérieur en faveur au milieu du XVIe siècle, avec des entrelacs « à la Grolier ». Parfois, par un refus d’ostentation qui ne va pas sans dandysme, l’extérieur de la reliure est d’un des modèles sobres créés par Thouvenin tandis que la riche ornementation est dissimulée aux revers des plats, sur les doublures.
– Ces luxueux décors sont extrêmement rares : c’est une innovation tardive de Thouvenin, vers 1830, interrompue par sa mort prématurée en 1834, à l’âge de quarante-trois ans, après seulement vingt et un ans d’exercice. Ces œuvres exceptionnelles que, à son époque, il était seul à faire, marquent l’apogée de cette brève et féconde carrière. Elles annoncent toutes les reliures historicistes qui prévaudront durant une grande partie du XIXe siècle.
La part historiciste de l’œuvre de Thouvenin est méconnue parce que l’on néglige de la replacer dans son contexte historique. Le très fort impact qu’elle a eu, dès son apparition, dans les milieux bibliophiliques, est oublié. Elle reste marquée par le rejet qu’elle suscita parmi les tenants de la reliure « fin de siècle », Béraldi en tête, qui, en fait, voulaient surtout manifester leur rupture avec la production un peu répétitive des continuateurs de Thouvenin, deux générations de relieurs dont Trautz était la figure de proue. Ils ne voulaient pas reconnaître que Thouvenin avait promu une novation aussi considérable que celle de Marius Michel un demi-siècle plus tard. Ils ne pouvaient pas reconnaître que, finalement, Thouvenin et Marius Michel poursuivaient le même but : créer des couvrures en correspondance avec les ouvrages qui leur étaient confiés. La différence était que l’on confiait à ce dernier des livres contemporains et au premier, des livres anciens. Ces stéréotypes, vieux d’un siècle, ne sont aujourd’hui encore pas toujours réexaminés.
Il est vrai que peu de textes contemporains de Thouvenin nous permettent de remettre en situation l’homme qu’il fut et son projet artistique. Certains termes de son éloge posthume par Charles Nodier méritent l’attention. Certes, il s’agit bien pour le relieur de se « reporter » aux travaux des grands artisans du passé, du Gascon à Derome. Certes, il s’agit aussi de les « imiter ». Mais pour « les surpasser », c’est-à-dire aller au-delà de ce que ces grands ancêtres avaient fait et susciter un nouvel élan après une production post-révolutionnaire jugée « baroque ». Tous les témoignages d’alors ont le même balancement rhétorique. Il y a d’une part un Thouvenin contraint par les « innovations à la mode » aux décors estampés par plaques : « empreintes maussades », « ignoble artifice » (Charles Nodier), « fioritures de salon » (Achille Jubinal). D’autre part, il y a un autre Thouvenin, qui serait le vrai, qui a trouvé sa voie en 1829, qui ne pratique plus un « métier », mais un « art », qui n’est pas un « manœuvre », mais un « artiste », « le grand artiste Thouvenin ».
Jules Janin (voir article reproduit en annexe) nous l’a dépeint comme un créateur romantique inspiré, qui « obéissait à une vocation », « accomplissait un sacerdoce ». Il œuvrait dans un cabinet reculé et loin de tout profane », tandis que dans son atelier ses ouvriers s’activaient « en silence et dans un recueillement presque religieux » et que « les sommités littéraires de Paris et de l’étranger » et « quelques oisifs de bonne compagnie et de bon goût » attendaient d’être « honorés » de quelques paroles distraites. Il « pleurait de rage » s’il devait perdre son temps sur les « productions nauséabondes » de son temps. Mais quand il s’emparait d’un livre digne de lui, c’est-à-dire qui était « passé par tant de barbarie, par tant de révolutions et tant d’orages », il s’enfermait avec sa « conquête », « il ne se possédait plus » « pour donner l’immortalité à un livre qui ne vivait pas de sa propre vie ». Evidemment, « il est mort pauvre », car « il avait tout le talent et la pauvreté des grands artistes ». Enfin, il se savait marqué par le destin et « un secret instinct lui disait que sa vie serait courte et qu’il mourrait vite ». Peu importe que cette mise en scène soit un peu grandiloquente. Il faut retenir que l’on a pu, l’année même de sa mort, donc avec quelque plausibilité, identifier Thouvenin à un héros romantique et en faire le Chatterton de la reliure.
Il faut aussi revenir à Charles Nodier. On a tout lieu de penser que c’est lui le véritable inspirateur des reliures historicistes. Mais, au-delà de cette incitation épisodique, il y a entre les deux hommes une profonde communion. Dans les livres de collection, « si on cherchait bien, écrivait Nodier, on reconnaîtrait qu’il n’y a pas une des prétendues idées nouvelles qui n’ait été plus heureusement conçue dans les siècles précédents ». La fierté que Thouvenin tire de sa production historiciste atteste que, pour lui aussi, le passé recèle des modèles heureusement conçus. Pour Nodier, « la bibliophilie est instance de consécration et plus sûr asile pour l’immortalité que l’érudition » et « tout objet « déchu » n’a de chances d’être sauvé… que transfiguré en objet de collection » (Jean Viardot). De même, selon Thouvenin, ses reliures étaient, pour les livres, gage de durée et il n’hésitait pas, pour une de ses plus célèbres œuvres, à faire référence au symbole même de la pérennité et à assurer qu’elle avait « la solidité d’une pyramide d’Egypte ». Le propos de Thouvenin n’est pas de faire des objets mis au goût du jour comme la reliure se l’assigne souvent. Comme les livres de collection rassemblés et célébrés par Nodier, les œuvres du relieur s’inscrivent dans un large projet patrimonial qui vise à redécouvrir le passé et lui conférer des lettres de noblesse pour le préserver et le perpétuer.
Cette présentation de l’œuvre de Thouvenin par la bibliothèque du château de Chantilly est la première qui soit entièrement consacrée à ce grand créateur. Elle ne pouvait trouver un lieu plus propice que le château de Chantilly, lui-même de style historiciste selon le goût du duc d’Aumale.
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En 1859, le duc d’Aumale, en exil en Angleterre, devenu un bibliophile de plus en plus actif depuis une dizaine d’années, fait l’acquisition en bloc des livres manuscrits et imprimés de la bibliothèque d’Armand Cigongne, une des plus considérables collections françaises de son temps. A l’ensemble qu’il avait déjà réuni, il ajoute ainsi 2900 ouvrages « rares et curieux » parmi lesquels se trouve la grande majorité des livres reliés par Thouvenin présents aujourd’hui dans le cabinet des livres du château de Chantilly.
Armand Cigongne est né à Nantes en 1790. Il s’installe vers 1815 à Paris où il a des activités d’abord industrielles, puis financières. Il est agent de change de 1839 à 1846. Son parcours professionnel est celui d’un important acteur de l’essor économique de l’époque. Favorable à la monarchie constitutionnelle, il reste, en 1848, fidèle à la famille d’Orléans, « la noble famille que l’adversité venait de frapper si durement ».
Son intérêt pour les livres de collection est apparu très tôt, alors qu’il a une vingtaine d’années. Il commence par former une collection d’éditions elzéviriennes. Mais ses domaines bibliophiliques d’élection se diversifieront. Il fait de nombreuses acquisitions dans toutes les grandes ventes et chez les grands libraires où ses moyens financiers lui permettent de forts achats. En 1843, il devient membre de la Société des bibliophiles françois dont il est le trésorier de 1843 jusqu’à sa mort en 1859.
La collection d’Armand Cigongne est fondamentalement une collection d’éditions, originales ou remarquables, de textes littéraires français rares. Il s’attache surtout aux œuvres des auteurs – majeurs ou mineurs – de « haute époque » (XVe – XVIe siècles), sans exclure toutefois certains auteurs des siècles suivants. Moins systématiquement, mais non moins activement, il enrichit sa collection, sans doute selon les opportunités, de « livres de curiosité », singuliers par les circonstances de leur composition ou de leur fabrication.
En son temps, Armand Cigongne est surtout remarquable par son goût raffiné et sa vive sensibilité à l’élégance des exemplaires. En matière de bibliophilie, il est une sorte de dandy. Il préfère les discrets volumes de petit format, en état parfait et à grandes marges. Il recherche les impressions sur vélin. Il apprécie les belles reliures anciennes, avec ou sans décor. Il aime les provenances prestigieuses ou pour initiés. Enfin, lorsque les volumes qu’il obtient n’ont qu’un habit médiocre ou usagé, il s’adresse aux meilleurs « faiseurs » contemporains : Thouvenin, puis Bauzonnet, Duru, Trautz.
En faisant l’acquisition de cette collection, le duc d’Aumale, formé à la grande bibliophilie britannique, est amené à découvrir une bibliophilie plus nationale par le choix des textes, plus ouverte à la « curiosité » et plus attentive aux subtiles particularités des exemplaires. Il rendra hommage à Armand Cigongne en publiant en 1861 le catalogue que le collectionneur avait lui-même composé. Le duc d’Aumale appréciait l’œuvre de Thouvenin. En 1862, dans l’exposition privée de ses objets d’art qu’il organise à Twickenham pour les membres du Fine arts club, il présente dix reliures du XIXe siècle pour montrer à des amateurs britanniques le talent des artisans français. Il sélectionne une reliure de Thouvenin, provenant de la collection Cigongne , à décor historiciste filigrané, une de celles que le relieur considérait comme un « chef-d’œuvre. »
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1790 | Naissance de Joseph Thouvenin, aîné de deux frères, Joseph et François, également relieurs ; |
1802-13 | Apprentissage chez le relieur François Bozerian jeune ; |
1813 | Thouvenin s’établit 75 rue Saint-Jacques ; |
1819 | Il présente onze reliures à l’Exposition des Produits de l’industrie du département de la Seine, au Louvre, et est distingué par une mention honorable ; |
1822 | Installation d’un atelier modèle passage Dauphine, rue Mazarine, où travaillent seize personnes ; |
1823 | Médaille d’argent à l’Exposition des Produits de l’industrie ; |
1825 | Relieur breveté de S.A.R. Monseigneur le duc d’Orléans, futur roi Louis-Philippe, père du duc d’Aumale ; |
1829 | Première reliure « à la fanfare » pour C. Nodier ; |
1830 | Période des décors historicistes : fanfares , décors filigranés, reliures à la Du Seuil. |
Début des reliures aux écussons ; | |
1834 | Mort de Joseph Thouvenin, à l’âge de 43 ans. |
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« Je ne fis pas comme beaucoup d’élèves qui copient presque toujours servilement leur maître, je pris une nouvelle route qui me mena rapidement à un perfectionnement de reliure ignoré jusqu’à ce jour, je rendis les amateurs difficiles. »
Joseph Thouvenin, note autobiographique, vers 1833.
Dès la création de son atelier personnel en 1813, la production de Thouvenin se signale par son originalité. Six années après, en 1819, à vingt-neuf ans, il est distingué à l’Exposition des produits de l’industrie française comme la jeune étoile montante de la profession aux côtés de deux autres artisans bien installés, Simier, relieur de l’Empereur, puis relieur du Roi depuis 1818 et Purgold, âgé de trente-cinq ans. Thouvenin exécute 2500 à 3000 reliures par an dont une part notable est pour une clientèle étrangère. En 1819, il ne présente aucune reliure à décor estampé par plaque. Sa notoriété est donc établie alors sur un tout autre genre de reliures.
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Thouvenin continue de faire des reliures dans le style prévalant durant l’Empire et comme on en faisait dans l’atelier de François Bozerian jeune, où il avait fait son apprentissage de 1802 à 1813. Il y emploie les mêmes matériaux, le maroquin à grain long, de quelques couleurs (rouge, bleu foncé, violet), toujours les mêmes. Les décors sont peu développés, mais analogues à ceux des frères Bozerian : de petites bordures gaufrées à froid, encadrées d’un ou plusieurs filets dorés et associées à un motif central et des écoinçons à fond pointillé. Thouvenin n’avait pas appris la dorure durant son apprentissage et il dût le faire seul. Aussi, pour ces décors initiaux, il semble probable qu’il s’est adressé à un praticien extérieur.
Pour les gardes, au papier bleuté persillé des frères Bozerian, il préfère, peut-être sous influence anglaise, des papiers unis bleu, jaune, parfois guillochés, qui ne se retrouveront plus dans sa production ultérieure.
Une de ces reliures néo-classiques a des doublures et des gardes en moire violette ( XXXVII-B-029). En 1833, Thouvenin critiquera Bozerian : » Il a su gagner une belle fortune en massacrant tous les volumes qui lui sont passés dans les mains, et l’on trouvait ses reliures magnifiques lorsqu’elles étaient doublées de moire ».
Pour un exemplaire d’une édition de Pline ayant appartenu à Racine dont la reliure originelle du XVIIe siècle fut conservée, Thouvenin a fait une sorte de jaquette en papier parcheminé, ornée seulement d’une petite bordure estampée à froid ainsi qu’un sobre étui en maroquin brun ( VIII-B-002).
Une reliure sans décor attribuée à Thouvenin par le catalogue Cigongne, est en veau granité. Elle est la seule dans cette collection à avoir ce genre de peau. Les gardes sont en papier marbré persillé bleuté genre Bozerian ( V-B-067).
Certaines de ces reliures sont signées en queue du dos « R P (relié par) Thouvenin ». Le relieur aurait utilisé cette signature jusque vers 1820.
Une modeste reliure, signée « R.P. Thouvenin », présente un décor de réseau losangé par plaque ( VI-H-014).Elle pourrait être une des premières utilisations par Thouvenin d’une plaque comme il en utilisera beaucoup pour sa production intensive à l’intention du grand public sur des livres contemporains. L’emploi de plaques pour l’ornementation des reliures était abandonné depuis les dernières reliures à plaques de Dubuisson sur des almanachs royaux vers 1792, mais Bozerian et Simier avaient disposé eux aussi de plaques à tracés analogues. Ces empreintes linéaires étaient peut-être faites à l’aide de blocs de bois gravés et non à l’aide de plaques de métal.
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Ces caractéristiques se retrouvent sur un groupe de reliures en veau fauve très poli, d’une facture précise. Elles présentent des filets noirs tracés à l’aide de « plumes en fers ou mieux de grosses plumes de cygne » et d’une règle. Elles peuvent aussi être ornées de petites bordures gaufrées à froid à l’aide de roulettes qui sont encore exclusivement de style néo-classique (palmettes, acanthes, etc.).
L’aspect général est nouveau à cette époque. Encore plus frappante est la présence de pièces de titre noires qui se détachent sur les couvrures claires. Elles renouent avec un usage généralement délaissé depuis presque un siècle (1725 environ), sauf sur certaines très élégantes reliures en veau fauve, sans décor, à dos long, faites par Nicolas-Denis Derome le jeune, vers la fin de sa carrière. Il est donc tentant de les approcher d’une sorte de reliure « à la façon de Derome » que Thouvenin présenta à l’Exposition de 1819 et d’y voir le premier indice d’une référence au passé dans l’œuvre de Thouvenin. Les pièces de titre au dos disparaîtront par la suite sur toutes les autres reliures de Thouvenin.
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« Encouragé par mes succès, je continuai à faire de nouvelles recherches pour marcher en avant. «
Joseph Thouvenin, vers 1833.
Une part notable de l’activité des relieurs de la Restauration est consacrée à relier des exemplaires des livres anciens rares qui, à la suite des confiscations révolutionnaires, avaient été mis massivement sur le marché et étaient collectionnés par de nouvelles catégories sociales d’amateurs. Ces exemplaires étaient dotés de couvrures neuves lorsque les reliures antérieures étaient banales ou en état médiocre, aussi lorsque ces volumes étaient restés à l’état broché, ce qui se produisait assez souvent, notamment pour les exemplaires d’éditions elzéviriennes dits alors à toutes marges. Cette pratique était légitimée pour ces nouveaux venus parce qu’elle était déjà celle des prestigieux amateurs du XVIIIe siècle dans la lignée desquels ils s’inscrivaient ainsi.
La collection Cigongne comporte un grand nombre de reliures de Thouvenin élégantes et sobres qui sont établies selon quelques modèles identifiables. Ces derniers peuvent apparaître comme un renouvellement des types de reliures de haute qualité, mais sans décor, adoptés par les grands collectionneurs du XVIIIe siècle, et attribués par la tradition orale de la librairie « ancienne » à Boyet, Padeloup, Derome le jeune. Mais Thouvenin y apporte sa marque personnelle par le choix des matériaux, la présentation des dos, l’insertion d’autres papiers de gardes.
Sur certains volumes, Thouvenin a doré des motifs limités empruntés à différents répertoires décoratifs non spécifiques à la reliure, comme il pouvait le faire plus abondamment sur des reliures exécutées sur des ouvrages contemporains pour de larges publics. Elles présentent ainsi des caractéristiques opposées : d’une part un aspect général rigoureux, d’autre part quelques éléments décoratifs à la mode. Elles sont difficiles à dater. Elles ne sont pas nécessairement des premiers essais et pourraient répondre à une commande particulière plus tardive (IV-C-056, V-C-049, V-F-014, XI-B-061, XI-C-030).
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Sur certains volumes, Thouvenin a doré des motifs limités empruntés à différents répertoires décoratifs non spécifiques à la reliure, comme il pouvait le faire plus abondamment sur des reliures exécutées sur des ouvrages contemporains pour de larges publics. Elles présentent ainsi des caractéristiques opposées : d’une part un aspect général rigoureux, d’autre part quelques éléments décoratifs à la mode. Elles sont difficiles à dater. Elles ne sont pas nécessairement des premiers essais et pourraient répondre à une commande particulière plus tardive (IV-C-056, V-C-049, V-F-014, XI-B-061, XI-C-030).
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En 1819, Le rapport de l’Exposition signale que Thouvenin fait « particulièrement » des « essais comparatifs des maroquins français et étrangers et par suite desquels il a été constaté et reconnu que ceux de la belle fabrique de M. Mastler sont supérieurs et cependant à un prix de beaucoup inférieur ». C’est à ce changement d’approvisionnement, désormais français, que l’on peut sans doute assigner l’emploi de nouveaux matériaux. L’inventaire après décès de Thouvenin (1834) distingue les maroquins du Levant, les maroquins « façon du Levant », les maroquins « grain carré ». Ces distinctions sont difficiles à identifier. Jules Janin a évoqué chez Thouvenin une certaine spécialisation des couleurs selon les ouvrages reliés : veau fauve pour les textes de l’Antiquité, vélin pour ceux du moyen Age, violet pour la « science religieuse », « élégantes dorures » pour le XVIIe siècle, veau rose pour le XVIIIe siècle. Mais ces affectations ne se rencontrent pas sur les reliures de la collection Cigongne.
Le maroquin à grain long de la période impériale persiste sans que l’on puisse déceler la raison de ses emplois particuliers. Les catalogues en énumèrent les couleurs souvent vives : amarante, rouge ancien, aubergine, bleu foncé, vert améthyste, vert clair, jaune.
Plus tardivement dans la courte carrière de Thouvenin, apparaîtra un maroquin nouveau d’aspect plus moderne, à grain rond qui est plus ou moins écrasé en utilisant lors de mise en presse des volumes, des ais de métal. Les couleurs sont moins variées et le rouge et le vert dominent. Il peut être laissé mat ou soigneusement poli. Ce matériau de couvrure sera adopté par les successeurs immédiats de Thouvenin, tels Bauzonnet et surtout Duru.
Autre changement notable : Thouvenin peut utiliser pour ses reliures bibliophiliques les veaux qu’il emploie souvent pour ses reliures plus communes. Le veau brun encore habituel jusqu’au Premier Empire disparaît et est remplacé par des peaux aux teintes raffinées : rouge ( XXVI-D-047), gris, marron, blond.
Un tarif des prix des reliures de Thouvenin en 1830 sépare les veaux ordinaires et les veaux maroquinés. Thouvenin se fait remarquer par l’emploi de ces derniers (ici « gris souris », III-B-089), particulièrement lisses.
Le cuir de Russie (dénommé « veau de Russie » dans l’inventaire cité) est un matériau de couvrure plus rarement présent et, d’ailleurs, sa présence est jugée digne d’être signalée dans le catalogue de la collection d’Armand Cigongne. Il présente plusieurs aspects. Son grain caractéristique est parfois écrasé et peu identifiable.
Plus rare encore, une reliure est en peau de truie, sans doute en connotation avec l’ouvrage recouvert, un manuscrit enluminé du XVe siècle ( XIV-G-025).
Les plats reçoivent l’empreinte de discrets encadrements d’un filet estampé à froid ou noir, de deux filets dorés, ou trois, parfois répartis en deux filets rapprochés et un plus espacé comme on commença à le faire au XVIIe siècle.
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Les dos de ces reliures bibliophiliques sont à nerfs, sans pièce de titre. Les plus simples – sans doute les premiers – n’ont que des filets horizontaux, dorés, noirs ou estampés à froid. Plus élaborés sont ceux dont les entre-nerfs sont structurés par des encadrements complets d’un, ou deux, ou trois filets ; Dans certains cas, les filets des encadrements sont joints par de courts segments en diagonales. Certains de ces modèles peuvent rappeler des dos en usage au début du XVIIe siècle ou à la fin du XVIIIe siècle, mais il serait sans doute inexact d’y trouver une référence historique.
Les dos à encadrements de filets fins dans les entrenerfs doivent être considérés comme une des innovations personnelles de Thouvenin.
Peu d’ornement, sinon un petit motif (rosette) au centre des entrenerfs. Cependant, sur ces reliures sans décor, Thouvenin, assez rarement, peut utiliser des fers filigranés « goût XVIIe siècle » conçus pour ses décors historicistes « à la Du Seuil « .
La signature en queue est assez fréquemment accompagnée de mentions indiquant le lieu et la date d’édition.
Pour les « plaquettes » (ouvrages de peu de feuillets), si nombreuses dans la collection Cigongne , Thouvenin fit des dos longs, bordés d’un encadrement d’un filet et poussait le titre en long, comme on le faisait déjà à la fin du XVIIIe siècle pour des publications analogues. En raison de l’étroitesse du dos, la signature peut ne pas être en queue du dos, mais apposée par un timbre encré sur un feuillet de garde blanc.
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Comme c’est l’usage depuis le milieu du XVIIe siècle, les feuillets de garde sont un élément constitutif de la reliure où le relieur dispose d’une relative capacité de choix personnel pour les motifs ou les couleurs. Dès ses premières reliures bibliophiliques en veau fauve, Thouvenin délaisse le papier marbré en vogue pendant le Premier Empire et adopte deux sortes de papiers marbrés nouveaux, des papiers cailloutés et des papiers veinés sur fond ombré. Dans le manuel Roret de M. Fichtenberg, Manuel du fabricant de papiers de fantaisie (1852), les cailloutés sont dénommées « marbrés allemands » et les veinés ombrés « marbrés anglais ». Ces désignations se trouvent aussi dans l’inventaire après décès de Thouvenin (1834).
Leurs couleurs sont très diverses et inhabituelles dans le domaine de la reliure. Le relieur s’attache à établir des correspondances entre les papiers de garde et les peaux des couvrures. Il garda longtemps l’usage ancien de papiers marbrés sur papier vergé d’aspect mat, puis utilisa une nouvelle sorte de papier lisse.
Les feuilles marbrées peuvent subir des traitements complémentaires, être polies à l’agate ou recouverts d’une sorte de vernis.
On peut noter que les papiers marbrés peigne, dérivés de ceux de l’Ancien Régime, mais dits alors eux aussi papiers « anglais », apparaissent seulement dans les dernières années de l’activité de Thouvenin.
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Dès l’Exposition de 1819, sur onze œuvres soumises au jury par Thouvenin, sont présentées six demi-reliures. Ce genre de production apparaît ainsi comme une des spécialités reconnues du relieur et il semble que Thouvenin a joué un grand rôle dans le renouvellement et le développement de ce mode de couvrure pendant la Restauration. Pour des amateurs comme Cigongne, il exécutait les demi-reliures surtout sur des éditions du XVIIIe siècle et des éditions du début du XIXe siècle à caractère bibliophilique et non sur des éditions plus anciennes. Les dos sont en veau ou en maroquin, sans nerfs et traités avec le même soin que ceux des pleines reliures. Les coins d’abord petits, sont ensuite, semble-t-il, plus grands. L’attrait de ces demi-reliures réside dans les papiers de couvrure qui sont d’une grande diversité. On trouve des papiers marbrés identiques à ceux des gardes. Mais les papiers « Annonay » et les papiers « coulés », très fréquents, sont d’emploi réservé chez Thouvenin à la couvrure extérieure.
Le papier Annonay est le seul papier de fantaisie qui est dit de production française par Fichtenberg.
Un prospectus de Thouvenin annonce les tarifs suivants pour un volume in-8° : 12 francs pour une reliure en maroquin, 4 francs pour une reliure en veau, 2 francs pour une demi-reliure.
« La révolution est que la demi-reliure va remplacer et supprimer la reliure en veau » (Béraldi). Thouvenin fut le principal promoteur de cette révolution.
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« Je ne date mon existence que depuis 1830. «
Joseph Thouvenin, vers 1833.
On peut désigner ainsi les décors qui sont dérivés de certains décors antérieurs des reliures. Ils furent longtemps dénommés « décors pastiches », ce qui introduisait l’idée d’imitation servile, voire d’intention de tromper, et occultait la part d’interprétation que se donnait le relieur. On les dénomme parfois aussi « décors rétrospectifs ». Dans les domaines de l’architecture et des arts décoratifs, l’historicisme qualifie « une pratique fondée, en tout ou partie, sur la référence explicite aux styles historiques et sur le recours délibéré à des modèles, à des formes ou à des éléments empruntés à un passé plus ou moins reculé » (Hubert Damisch).
L’épithète « historiciste » présente l’intérêt de rattacher l’art de la reliure au mouvement artistique de l’époque duquel il ne doit pas être isolé, surtout à cette période.
Loin d’être spécifique à l’art de la reliure, ce courant artistique a marqué profondément l’ensemble des arts durant le XIXe siècle, comme en témoignent l’architecture et la décoration voulues par le duc d’Aumale pour son château de Chantilly.
On date généralement les débuts des décors historicistes dans la reliure à la création de la première reliure « à la fanfare », en 1829. Cependant, bien avant, sans doute au début des années 1820, Thouvenin créait des décors « éclectiques » dont le répertoire ornemental était emprunté, non aux reliures des siècles passés elles-mêmes, mais à d’autres arts décoratifs ou, comme pour les reliures « à la cathédrale », à l’architecture. L’apport incontestable de Thouvenin fut, d’une part, de se référer à des modèles de reliures historiques et, d’autre part, d’introduire dans ce retour au passé des fers spécifiques en accompagnement de la disposition graphique. Cette entreprise onéreuse doit être rapprochée d’une mention du catalogue de l’Exposition des produits de l’industrie de 1827, qui signale des fers remarquables faits « pour M. Thouvenin » par le graveur Chesles qui sera le professionnel désigné pour procéder à l’inventaire des fers à dorer de Thouvenin après le décès de celui-ci, en 1834.
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« Je ne date mon existence que depuis 1830. «
En 1829, Charles Nodier, écrivain polygraphe, amateur subtil, bibliographe actif, passionné de tous les aspects du passé national, confia à Thouvenin un petit livre rare et recherché, au titre insolite, Fanfares et courvées abbadesques des Roulebontemps de la Haute et Basse Cocagne (Chambéry, 1613), qu’il avait découvert « dans un panier », lors d’une vente publique anonyme et payé 20 francs. Nécessairement ensemble, le relieur et son client imaginèrent de recouvrir l’ouvrage d’une reliure avec un décor « à riches compartiments » (on le désignait ainsi alors) inspiré d’un décor fort en vogue pour les reliures de luxe, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Cette création fut aussitôt notoire. Nodier, souvent impécunieux, revendit le volume dès 1830 lors de sa deuxième vente (28 janvier 1830, n° 586). Il fut acquis pour la somme considérable de 500 francs par le prince d’Essling. Dés lors célèbre dans le milieu des amateurs, le livre transmit son nom aux décors historiques dont il était issu. Par la suite cet exemplaire fut acquis 400 francs à la vente Essling du 3 mai 1847 (n° 353) par le baron de La Roche Lacarelle , enfin par Eugène Dutuit qui le légua à la Ville de Paris.
On connaissait trois reliures « à la fanfare » par Thouvenin pour Charles Nodier : celle de la collection Dutuit ; une deuxième avec les écussons de Nodier et du relieur (bibliothèque de l’Arsenal, cf. P. Ract-Madoux, Bulletin du bibliophile, 1982, n° 13) ; une troisième dans une collection privée (sur : O. de Saint-Gelais, Le Séjour d’honneur, Paris, Vérard, 1519).
Trois autres « fanfares » sont conservées au château de Chantilly, dont deux n’y furent jamais signalées jusqu’à présent :
O. de Saint-Gelais, Le Séjour d’honneur, Paris, A. Vérard, 1503. Provenance : Armand Cigongne (cat. n° 585) – duc d’Aumale (acq. coll. Cigongne, 1859). Elle fut probablement commandée à Thouvenin par Armand Cigongne.
Mystère des saints Crépin et Crépinien , manuscrit, XVe siècle. Provenance : Soleinne (cat. n° 566) – Cigongne (acq. vente Soleinne, 1844; cat. n° 1439) – duc d’Aumale (acq. coll. Cigongne, 1859).
Elle fut probablement commandée à Thouvenin par N.N. Martineau de Soleinne (1784-1842), qui réunit la plus importante théâtrale de tous les temps, dispersée en cinq ventes, entre 1844 et 1855.
Les Quinze joies du mariage. Paris, Jehan Trepperel, vers 1499. Provenance : Armand Bertin (cat. n° 391) – duc d’Aumale (acq. vente Bertin, 1854).
Armand Bertin (1801-1854), rédacteur en chef du Journal des Débats fondé par son père, entreprend en 1829 une collection de premières éditions littéraires du XVe au XVIIIe siècle. Il fut un grand client de Thouvenin. En 1834, 116 de ses livres étaient en attente dans l’atelier du relieur. Selon Brunet, il acquit ce livre rare 650 francs, dans une reliure de maroquin rouge doublée de maroquin bleu. On peut donc penser que c’est Bertin qui commanda pour ce livre qu’il avait payé une forte somme une reliure encore plus luxueuse que la précédente.
On a souvent relevé que la première « fanfare » correspondait inexactement aux modèles anciens authentiques : ovale central trop grand, fers trop gras et disproportionnés, dos inadéquat. Les deux « fanfares » de Cigongne et Soleinne, identiques aux trois autres connues, ont des doublures de maroquin rouge encadrées d’une bordure dorée et un feuillet de garde de peigne large double face. Leurs tranches sont dorées. La « fanfare » de Bertin, exceptionnelle, comporte de sobres plats de maroquin rouge « à la Du Seuil » tandis que les décors « à la fanfare » sont apposés sur les doublures en maroquin grenat. Les gardes sont de moire grenat, les tranches dorées. Si les deux premières sont identiques par leurs fers comme par la dimension du décor, la « fanfare » de Bertin présente un ovale central beaucoup plus grand et quelques différences dans l’ornementation : l’ovale central, délimité par trois filets, n’est pas bordé d’un motif de fers ; le fond n’est pas pointillé ; quelques fers sont nouveaux ; elle n’est pas encadrée par un double filet mais par une fine bordure dorée.
Pour exécuter ce projet majeur dans sa carrière comme dans l’histoire de la reliure française, Thouvenin a bénéficié de trois atouts favorables. D’abord avoir le concours et la stimulation de l’homme de la situation, Charles Nodier. Ensuite avoir les moyens et la possibilité de s’adresser à d’excellents graveurs de fers, très probablement Chesles, qui sera chargé de faire l’inventaire du matériel de dorure après le décès de Thouvenin. Enfin et surtout, la dorure pouvait être confiée à Closs, praticien très habile qui avait fait son apprentissage dans l’atelier de Thouvenin, avant d’y devenir ouvrier. On sait par le témoignage de Trautz qu’on lui doit la dorure des « fanfares » et on est fondé à lui attribuer celle de tous les décors historicistes de Thouvenin.
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On désigne habituellement ainsi une composition constituée de deux encadrements rectangulaires de filets doubles ou triples, l’un aux bords des plats, l’autre étant intérieur et avec un fer disposé aux pointes des angles. Cette dénomination qui fait référence à un relieur connu du début XVIIIe siècle est inadéquate puisqu’elle s’applique à une disposition ornementale qui était déjà largement mise en œuvre dès le XVIIe siècle Elle n’avait pas cours au temps de Thouvenin, ni même en 1861 dans le catalogue Cigongne où ces reliures sont dites peu explicitement « à compartiments ».
Thouvenin exécuta pour Cigongne de nombreuses reliures à la Du Seuil . Aux côtés des Du Seuil « classiques », certaines ont, aux milieux des côtés de l’encadrement intérieur, des ressauts semi-circulaires ( III-B-084, XI-F-035). Toutes, par leurs caractéristiques propres, se distinguent de celles du XVIIe siècle où le relieur a trouvé son inspiration. S’il les fit souvent en maroquin rouge comme l’étaient généralement leurs modèles du XVIIe siècle, il utilisa aussi souvent des maroquins verts plus inattendus ou bruns qui, eux, sont entièrement sans précédents, ainsi que, mais rarement, de la basane ( IV-C-021).
A la suite d’une forte mise en presse sous « ais de métal », le grain de ces peaux est presque invisible. Dans quelques cas, seule la zone périphérique des plats, entre les deux encadrements, a été écrasée et le pannea central rectangulaire, préservé, a gardé son grain qui est ainsi mis en évidence. Les filets sont toujours plus fins et plus précis que les filets anciens. Il y a plusieurs variétés de fers filigranés disposés aux angles. Ils peuvent rappeler leurs homologues du XVIIe siècle mais ils en sont plutôt parfois de libres interprétations.
Pour les entre-nerfs des dos, Thouvenin fit rarement des compositions à l’ancienne avec un fer central losangé et de petits fers d’écoinçons ( V-F-003). Il préféra remplir les entre-nerfs de compositions denses assez particulières. Il faut signaler la présence de quelques dos longs avec des encadrements « à la Du Seuil « , qui renvoient à un modèle particulièrement élégant du XVIIe siècle et qui étaient moins fréquents que ceux que l’on trouvent sur les dos à nerfs.
Les gardes sont faites de papiers marbrés « peigne » rendus très brillants. Bien que les formes soient plus précises et régulières et que les couleurs soient très différentes, ils peuvent sembler inspirés des « peignes » français de l’Ancien Régime. Pourtant ils sont nommés « marbrés anglais » par Fichtenberg comme dans l’inventaire après décès de Thouvenin.
Les feuillets de garde peuvent être assortis à des doublures en maroquin rouge ou orange, avec plusieurs modèles d’étroites bordures filigranées, comme il s’en trouve dans les reliures qu’une tradition encore vive attribuait à un relieur de la fin du XVIIe siècle, Boyet, et qui étaient déjà très appréciées des amateurs. Les reliures à doublures restèrent exceptionnelles jusqu’à la fin du XIXe siècle.
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Ces reliures comportent sur les plats un réseau d’entrelacs bordés d’un et deux filets, formant des compartiments qui sont remplis de fers filigranés extrêmement denses. Le catalogue Cigongne les dénomme « à riches compartiments », Nodier les définit « à mille points ». Ces deux appellations retiennent séparément les deux éléments fondamentaux du décor. Comme les fanfares ou les Du Seuil , ce genre de décor est emprunté à la reliure du XVIIe siècle. Malgré le réseau de rubans analogue à celui des « fanfares », la présence de fers filigranés marque une rupture avec les décors « à la fanfare » proprement dits. Ces compositions nécessitaient un ensemble important de fers spécifiques nouveaux pour lesquels il fallut faire appel à des dessinateurs et graveurs de fers de haute qualification. Notamment, Thouvenin conçut ingénieusement des fers particuliers, dits « fers à truc », pour réaliser impeccablement les tracés des entrecroisements des rubans. Ces fers à truc n’étaient pas encore imaginés pour les « fanfares » qui sont exécutées selon la technique traditionnelle.
Il y a deux types de compositions. L’un présente un réseau de rubans entièrement courbes ( IV-D-076) ; d’autres présentent un réseau de filets courbes et de filets droits ( XI-D-024, XI-D-029). Thouvenin créa pour Nodier une reliure analogue présentant ce dernier décor et il la considérait comme son chef-d’œuvre (sur : Longus, Daphnis et Chloé, Paris, 1718). Un décor « à l’éventail » ( V-C-044) a exigé un assortiment spécial de fers que l’on ne retrouve sur aucune autre pièce. Pour les livres de grand format, Thouvenin mit en œuvre, non des petits fers juxtaposés, mais des palettes rectangulaires avec lesquelles étaient formées des bandes verticales couvrant tout le plat d’un « tapis » brillant ( III-G-041). Thouvenin réalisa également une large bordure filigranée ( III-F-0120).
Pour la plupart de ces reliures, il y a des doublures à bordure filigranée comme pour les reliures à la Du Seuil . Mais, pour d’autres, les doublures restent un élément de liberté que s’accorde le relieur et non soumis à l’exigence historiciste : Thouvenin les orne de deux modèles de « tapis » dorés par répétition régulière de fers éclectiques serrés (IV-D-006-007, XI-C-016).
Pour compléter une suite d’exemplaires d’éditions in-8° de textes littéraires publiées par Galliot Du Pré dont les deux premiers avaient été reliés par Thouvenin ( IV-D-006-007), Armand Cigongne commanda à Antoine Bauzonnet, pour trois autres volumes, une reliure identique ayant la même doublure en « tapis » avec les mêmes fers, que Bauzonnet a dû emprunter à Muller, le successeur de Thouvenin ( IV-D-008-009-010). On est amené à penser ainsi que ces doublures sont une novation tardive de Thouvenin.
Tous ces genres de reliures « à riches compartiments » sont très rares. On peut supposer que Thouvenin s’engagea dans cette sorte de création à la fin de sa vie, après le succès des reliures « à la fanfare » en 1830 et que sa mort soudaine l’interrompit. L’ensemble conservé au Musée Condé – neuf volumes – est le plus considérable qui soit signalé.
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Thouvenin ne s’inspira que très exceptionnellement du répertoire décoratif de la Renaissance. Pour ses productions à l’intention de larges publics, il disposa de deux plaques avec un décor de type « losange -rectangle », qu’il incorpora dans ses compositions éclectiques. De même, en 1827, à l’Exposition des produits de l’industrie (à laquelle Thouvenin ne participa pas pour des raisons inconnues), Alphonse Simier le fils présenta une reliure avec un tracé analogue (vente Descamps-Scrive, 2, 1925, n° 162 ). Cependant, dans ces deux cas, il s’agit du simple emprunt formel d’un jeu de lignes sans connotation historique.
Trois remarquables petites reliures de la collection Cigongne traduisent une toute autre intention : elles comportent de véritables entrelacs bordés de filets et non plus, comme dans les précédentes, des lignes épaisses. L’une, très hybride, a une composition d’entrelacs de style XVIe siècle entourant les plats, mais les zones vacantes sont remplies de fers filigranés XVIIe siècle ( XII-C-026). La deuxième présente un simple cadre avec des formes circulaires aux angles ( III-C-029). Mais elle est mosaïquée : cette luxueuse particularité technique est unique sur les reliures bibliophiliques de Thouvenin et doit signaler cette œuvre à l’attention. La troisième présente un léger cadre avec de discrets et élégants entrelacs dans les écoinçons ( XXVI-D-039). Ces deux dernières reliures sont sans accompagnement de fers, donc sans doute antérieures à tout investissement dans un nouveau matériel onéreux et elles pourraient alors être considérées comme des œuvres de référence dans ce nouvel aspect du retour au passé national, celui du XVIe siècle, par le relieur.
François-Victor Masséna, prince d’Essling (1799-1833), deuxième fils du maréchal, était un des collectionneurs les plus actifs et les plus puissants de son temps. Il fut sans doute le principal client de Thouvenin. En 1834, il lui était débiteur de 3322 francs et avait 214 livres en cours de travail dans l’atelier. C’est pour lui que Thouvenin exécuta, sur une précieuse édition d’un roman de chevalerie, Ogier le danois (Paris, Antoine Vérard, vers 1498 – 1499), une somptueuse et très exceptionnelle reliure (IV-G-028) qu’Armand Cigongne acquit à la vente Essling en 1847 (cat. n° 1829). Les plats sont ornés d’un beau décor d’entrelacs acceptable historiquement et habilement dessiné. Deux particularités moins exactes sont à relever : les rubans sont bordés de deux et un filets, comme sur les reliures « à la fanfare » ; les fers d’accompagnement sont très hétérogènes et dans le goût du temps de Thouvenin. Sur la doublure, il y a aussi une savante composition graphique d’entrelacs géométriques que l’on peut retrouver assez précisément sur certaines reliures de la Renaissance. Par contre, les deux particularités décelables sur les plats ont disparu. Les rubans sont bordés, comme on peut l’attendre, de filets simples. Surtout il y a, en complément, tout un ensemble de fers calqués précisément sur ceux des reliures comparables du XVIe siècle, notamment celles qui sont attribuées aujourd’hui à Jean Picard. On peut dénombrer sept fers d’une inattendue exactitude historique. Ce matériel considérable est mentionné dans l’inventaire après décès de l’atelier de Thouvenin : » une boîte complète pour exécuter les compartiments Grolier prisée soixante cinq francs ».
Par cette reliure peut-être unique, il apparaît que Thouvenin, après avoir trouvé une source d’inspiration dans les reliures du XVIIe siècle, entreprit, en portant un regard attentif sur les grands décors du XVIe siècle, un renouvellement de sa création historiciste que sa mort prématurée interrompit. Cette œuvre marque un jalon dans l’histoire de tous les arts décoratifs de la première moitié du XIXe siècle puisque c’est seulement à l’Exposition des produits de l’industrie française de1839 que le style néo-Renaissance fait son apparition (Un Age d’or des arts décoratifs (1814-1848) : exposition. Paris, 1991, p. 353).
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Nodier joua un rôle éminent dans la carrière de Thouvenin. L’un et l’autre partageaient les mêmes goûts bibliophiliques. En1824, Nodier convoite un Psalterium Davidis appartenant au relieur et « qui semble être fait pour moi… il vaut 80 francs et j’en donnerai bien le double si je l’avais » (Lettre, vente, Paris, 4 mars 1986, n° 121). En 1825, il demande à son éditeur Delangle à être rémunéré partiellement pour une publication par « un exemplaire… relié volume à volume par Thouvenin et bien joli ». Il confia beaucoup de livres à relier à Thouvenin. Dans une lettre en date du 23 mai 1831, il écrivait au relieur à propos d’une édition précieuse de Longus : « Je tiens infiniment à l’avoir relié par vous, car je n’ai pas un livre auquel j’attache autant de prix ». A cette même date, il avait cinquante et un volumes en attente dans l’atelier. « C’est plus de reliures que je n’en pourrai payer cette année ». En 1834, Nodier était débiteur de 272 francs. Dans la vente de ses livres en 1844, il y a cent vingt volumes reliés par Thouvenin. L’épisode de la création de la reliure « à la fanfare » en 1829 atteste que les relations de Thouvenin et Nodier étaient plus que des relations de client et fournisseur et qu’ils partageaient une même complicité. Bien que, comme le montre l’article de Nodier (« De la Reliure », Magasin pittoresque, 1836, p. 52-54.), les connaissances de l’histoire de la reliure fussent alors très sommaires, celui-ci a pu sensibiliser l’artisan à la production de ses prédécesseurs des siècles passés. De son côté, le praticien a pu révéler à l’amateur les exigences techniques de la reliure de haute qualité.
Le cabinet des livres détient neuf reliures réalisées par Thouvenin pour Nodier. Quatre sont des reliures bibliophiliques classiques. Cinq d’entre elles appartiennent à un groupe d’œuvres demeurés fameux : les reliures « aux écussons ».
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Ces échanges suscitèrent un projet unique dans l’histoire de la bibliophilie. Pour certaines de ses reliures, Nodier voulut associer son nom à celui du relieur. Sur le plat supérieur, était porté un ex-libris : « Ex musaeo Caroli Nodier ». Sur le plat inférieur : « Ex opificina Jos. Thouvenin ». Les deux mentions étaient dans un ovale enrubanné qui était imité de celui de l’ex-libris d’un bibliophile réputé du XVIIIe siècle, Girardot de Préfond. Le projet était d’évidence d’attester l’engagement des deux protagonistes dans une aventure bibliophilique commune, d’honorer le praticien par le prestige du bibliophile, d’exprimer la gratitude de celui-ci envers celui-là qui l’avait si bien compris. Un tel geste n’était pas sans précédent de la part de Nodier. En 1825-1826, pour les neuf volumes de la Collection des petits classiques français qui était publiée sous sa direction par l’éditeur N. Delangle, il a « fait placer deux élégantes couronnes de fleurs et de feuillages entourant les initiales du bibliophile « C.N. » et celles du libraire « N. D. » (André Jammes).
On a recensé soixante reliures de ces reliures dites « aux écussons » (P. Ract-Madoux, Bulletin du bibliophile, 1982). Elles représentent la moitié des livres reliés par Thouvenin dans la vente Nodier en 1844. Douze seulement sont conservées dans des collections publiques : trois dans la collection Dutuit (Petit Palais), deux à la Bibliothèque Nationale de France (coll. Rothschild), deux à la bibliothèque de l’Arsenal. La bibliothèque du château de Chantilly détient l’ensemble le plus important, puisqu’il en conserve cinq, dont une n’était pas jusqu’ici localisée ( IV-B-112, P. Ract-Madoux, op. cit., n° 33). Comme la plupart, celles qui furent acquises par le duc d’Aumale sont en maroquin rouge, avec des décors de filets, parfois « à la Du Seuil » ( III-D-024, IV-B-112, V-D-022, V-E-002). L’une d’entre elles est en maroquin à grain long vert ( III-D-006).
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Sur deux reliures de Thouvenin, seul l’écusson de Nodier est apposé au contreplat, médiocrement poussé sur une percaline striée. L’une est signée : R.P. Thouvenin ( XXVI-C-001).
Après la mort de Thouvenin, Nodier utilisera encore son seul écusson personnel au contreplat de reliures dues à d’autres relieurs.
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1819 | COSTAZ (L.), Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française, Paris, 1819. HERICART DE THURY (Louis, vicomte de), Rapport du jury d’admission des produits de l’industrie du département de la Seine à l’Exposition du Louvre, Paris, 1819 |
1820 | MOLEON (Jean-Gabriel-Victor de) et LENORMAND (L. S.), Annales de l’industrie nationale et étrangère… Paris, 1820, tome 3, n° 715. LESNE (Mathurin-Marie), La Reliure : poème didactique en 6 chants… Paris, 1820. (Seconde édition, 1827). |
1821 | Le Bazar parisien ou Annuaire raisonné de l’industrie des premiers artistes et fabricants de Paris , Paris, 1821. DIBDIN (Rev. Th. Frognall), A bibliographical, antiquarian and picturesque tour in France and Germany , London , 1821. (Voyage fait en 1818. Traduction française : Lettre trentième concernant l’imprimerie et la librairie de Paris… par G.A. Crapelet, 1821). |
1822 | LESNE (Mathurin-Marie), Lettre d’un relieur français à un bibliographe anglais, Paris, 1822. |
1823 | HERICART de THURY (Louis, vicomte de) et MIGNERON (M.), Exposition de 1823 : Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française, Paris, 1824. LESNE (Mathurin-Marie). Epître à Thouvenin, Paris, 1823. |
1834 | NODIER (Charles), « De la reliure en France au XIXe siècle », Le Temps, 4 juillet 1834. Reproduit dans : Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, n° 6, juillet 1834. JANIN (Jules), « Mort du célèbre relieur Thouvenin », L’Artiste, 1834, p. 295-297. |
1836 | NODIER (Charles), « De la reliure », Magasin pittoresque, 1836, p. 52-54. |
1844 | NODIER (Charles), Description raisonnée d’une jolie collection de livres, Paris, 1844. (n° 344, p.139 : sur les reliures « à la fanfare »). |
1851 | FELLER (François-Xavier), Biographie universelle ou Dictionnaire des hommes qui se sont faits un nom… Lyon, 1851. |
1866 | HOEFER. (Dr Ferdinand), Nouvelle biographie générale, Paris, 1866, tome 45. |
1871 | LACROIX (Paul), pseud. R.L. Jacob bibliophile, Mélanges bibliographiques, Paris, 1871, p. 25-26. |
1876 | LAROUSSE (Pierre), Grand dictionnaire universel, Paris : 1876, tome 15. |
1895 | BERALDI (Henri), La Reliure du XIXe siècle, Paris, 1895. |
1898 | GRUEL (Léon), « Les Thouvenin, relieurs français », Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, 1898, p. 435-446, p. 508-514. |
1929 | Librairie GUMUCHIAN (Paris), Catalogue XII : Belles reliures. Paris, 1929. (N° 351 : Papergorum Specimina, 1829. Recueil de plaques, fers, roulettes de Joseph Thouvenin). GIRARD (Henri), La Véritable reliure « à la fanfare », in : Trésors des bibliothèques de France, II, 1929, p. 78-82. |
1932 | « Les débuts de Thouvenin », Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, 1932, p. 142. |
1950 | RAMSDEN (Charles), French bookbinders : 1789-1848, London , 1950. |
1951 | MICHON (Louis-Marie), La Reliure française, Paris, 1951. |
1982 | RACT-MADOUX (Pascal), « Les Reliures aux écussons de Charles Nodier. « , Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, 1982, p. 381-391. |
1985 | VIARDOT (Jean), « Les nouvelles bibliophilies (Nodier bibliomane romantique) » in : Histoire de l’édition française, Paris, 1985, p. 352-360. |
1987 | DEVAUCHELLE (Roger), Joseph Thouvenin et la reliure romantique, Paris, 1987. LEFEVRE (Martine), FORTUNY (Claudette), Notes sur quelques relieurs de la première moitié du XIXème siècle, in : La Bibliothèque de Louis Médard à Lunel : mélanges, Montpellier, 1987. |
1991 | Un Age d’or des arts décoratifs (1814-1848 ) : exposition, Paris, 1991. (Notices n° 50, 107, 109 et p. 533 par G. Guilleminot.-Chrétien). |
1995 | CULOT (Paul), Relieurs et reliures décorées à l’époque romantique, Bruxelles, 1995. |
1998 | Des livres rares depuis l’invention de l’imprimerie : exposition, Paris, 1998. (Notice n° 163 par Carine Picaud) Jules Janin |
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L’Artiste, 1834, p. 295-297.
Thouvenin est mort cette semaine. Il était le premier, d’autres disent, le seul relieur de l’Europe. Thouvenin avait fait un art de la reliure. On ne saurait croire tout ce qu’il apportait dans cet art, de goût, de science, de recherches, de zèle et de travail. Il avait pris les livres dans une passion si grande qu’elle est inexplicable au premier abord. Pour Thouvenin, un beau livre broché était comme une belle femme pauvre et couverte de haillons. Laissez passer la pauvre femme ; le vulgaire la voit passer sans la voir, mais le jeune homme, au vif et pénétrant regard, devine la belle femme sous ses haillons. Il la voit déjà parée et riche ; il la pare à l’avance de blanches dentelles et de rubans. Ainsi faisait Thouvenin pour les livres. Quand il se trouvait en présence de vieilles feuilles bien jaunies par le temps, quand il avait entre les mains quelque solennel volume non rogné, alors Thouvenin ne se possédait plus. Sa passion étincelait dans toute sa personne. Il s’enfermait avec son livre, sa conquête. D’abord il le passait en revue, feuille à feuille ; puis, après avoir étudié avec soin chacune de ses feuilles, il les lavait l’une après l’autre. Sous la main de Thouvenin le vieux papier devenait blanc, souple et poli comme au premier jour : Thouvenin réparait les moindres avaries. Puis le papier bien lavé, Thouvenin le faisait sécher au beau soleil en été, à la flamme de son foyer en hiver ; et, quand toutes ces préparations étaient achevées, le grand artiste se mettait à l’œuvre. Il choisissait son plus beau morceau de maroquin ou de vélin. Il avait des couleurs pour toutes les époques de tous les siècles littéraires : à la savante antiquité le veau fauve, le maroquin violet à la science religieuse, le vélin au Moyen Age, les élégantes dorures aux élégants chefs-d’œuvre du grand siècle, le veau couleur de rose aux petits livres du siècle suivant ; quant aux chefs-d’œuvre de notre époque, Thouvenin, qui était un homme de beaucoup de sens et de goût, Thouvenin les méprisait profondément. Il fallait bien des considérations pour l’obliger à perdre, même une demi-reliure sur des œuvres contemporaines. Thouvenin pleurait de rage quand il fallait perdre le moindre morceau de cuir sur nos in-octavos mal imprimés sur papier mat, nauséabondes productions qui ne valent quelque chose que grâce à la reliure. Mais notre grand artiste, tout fier qu’il était de son art, était loin de penser qu’il pût donner l’immortalité à un livre qui ne vivait pas de sa propre vie.
Il avait donc pour habitude de ne s’occuper que des livres qui méritaient en quelque chose son adoption toute-puissante. Le nombre de vieux bouquins dont il a fait des volumes pleins de goût et de richesse est incroyable ; le nombre des livres rares et précieux qu’il a arrachés aux vers et à la pourriture est également incroyable. Chose étrange ! ce simple relieur, Thouvenin, laissera après lui plus de livres que n’en ont laissé les premiers maîtres de l’imprimerie en Europe. Ces chefs-d’œuvre de la typographie naissante, après avoir passé par tant de barbarie, par tant de révolutions et tant d’orages, ont fini par disparaître presque tous de cette Europe qu’ils avaient tant étonnée, tant agitée, tant bouleversée. Un petit nombre surnageait à peine dans l’ancien gouffre du temps, encore était-il battu des orages ; Thouvenin est venu qui les a tous reçus à bon port, ces pauvres naufragés. Il a réuni les membres épars de ces grands naufrages, il en a réparé les avaries, il leur a donné un vêtement immortel ; il les a trouvés nus et pauvres, il les laisse à ses contemporains riches et estimés. Il a fait des hommes tout nouveaux de ces vieux hommes dont les noms étaient presque oubliés. Il a mieux fait que d’écrire leur nom sur une table de bronze ou de marbre, que le temps efface vite et devant laquelle on passe sans s’arrêter ; il a écrit ces vieux noms sur quelque chose de plus dur que le marbre ou le bronze, il l’a écrit sur le maroquin de ses reliures ; un livre relié par Thouvenin est immortel.
Et non seulement ce nom est immortel, mais encore le livre est une espèce de billet de banque dont l’escompte est aussi facile que le mince et riche papier signé Garat. Allez dans les ventes ! A peine ce livre est-il annoncé suivi de ces mots magiques – relié par Thouvenin ! aussitôt on se précipite, les enchères commencent avec fureur ; on ne demande pas quel est le livre, ni le nom de l’auteur ! Mais on veut voir le chef-d’œuvre de Thouvenin, on veut le toucher, on veut le connaître, on en prend date, ceux qui ne peuvent l’acheter en font la description sur leurs tablettes. La vente commence ! on enchérit à outrance ! Ce n’est pas le plus zélé qui l’emporte, c’est le plus zélé et le plus riche. Angleterre, Allemagne, France, Russie même, toute l’Europe s’entraîne souvent aux enchères d’un seul volume. Enfin le volume est adjugé au poids de l’or. L’heureux acquéreur l’emporte dans sa maison, comme on emporterait un fils unique perdu longtemps. Ses tristes compétiteurs le suivent de l’œil, calculant en eux-mêmes dans combien de temps la ruine ou la mort du propriétaire ramèneront ce même volume au même feu des mêmes enchères. Ainsi, plus d’un grand drame rempli de passions, de jalousies, de haines et de malédictions de tout genre, s’est joué autour d’un volume de Thouvenin !
Certainement, l’homme qui tout seul s’était élevé à ce degré inouï de considération dans son art, n’était pas un homme vulgaire. Il suffisait de le voir et de l’entendre parler pour en juger ainsi. Le magasin de Thouvenin était en effet le rendez-vous de toutes les sommités littéraires de Paris et de l’étranger. Ce magasin, cette boutique, cet atelier, n’importe le nom, était situé au fond d’une petite cour du passage Dauphine. Vous entriez après avoir jeté un coup d’œil sur une immense presse de la force de quarante chevaux, sous laquelle Thouvenin aplatissait ses livres et leur donnait la consistance d’une feuille de carton. A peine entré dans ce laboratoire, une délicieuse odeur de cuir de Russie vous montait à la tête et au cœur. Dans ce lieu étaient amoncelées les richesses bibliographiques des trois royaumes. Une multitude d’ouvriers se livraient, en silence et dans un recueillement presque religieux, aux diverses préparations exigées par ce maître, avant qu’il consentit à mettre la dernière main à un volume. Les bibliophiles, riches ou pauvres, mais lors égaux, arrivaient ainsi à la suite les uns des autres, jetant un regard d’envie, un regard de Bibliophile sur toutes ces richesses éparses. Que de soupirs à demi étouffés, grands dieux ! que d’exclamations comprimées ! que de larmes silencieuses et secrètes ! On regardait ces beaux volumes sans les toucher, sans les ouvrir. Les uns étaient en feuilles, mais tout brochés déjà ; les autres étaient recouverts de leur première enveloppe de carton ; ceux-ci, sur leur carton, avaient déjà passé leur manteau de cuir ou de velours ; quelques-uns étaient achevés et serrés précieusement entre deux robustes planches de chêne, étalant un dos chamarré d’or, ou simple et sévère, comme ferait une jeune femme ses épaules à peine cachées sous l’écharpe complaisante. Nous étions donc là souvent, passant des matinées charmantes, et l’on se demandait : – a qui ce livre ? L’ouvrier répondait : – C’est au prince de Rivoli ! – Et celui-ci ? – A Charles Nodier ! – Et cet autre ? – A Crozet, le libraire. – et cet autre ? – A Techener, le libraire. – Et cet autre ? – A M. le comte de Chalabre. – Et ce vieil Elzevier ? – Au protecteur de Thouvenin, à M. Pillet-Will. – Et ce savant volume ? – A M. de Sacy. – Et ce précieux et magnifique in-quarto ? A M. Armand Bertin. – Et ce petit in-douze, si coquet, du dix-huitième siècle ? – A Jules Janin ! et alors, si le propriétaire d’une de ces richesses était là par hasard, chacun détournait la tête, chacun le regardait avec une considération jalouse. – Comment ! C’est à vous ! et où donc avez-vous trouvé ce volume ? Et si le volume appartenait à un libraire : – Vendez-moi donc ce volume, mon cher Techener, ou vous, mon cher Crozet Mais Crozet ou Techener, froids et cruels diplomates, répondaient : – Nous verrons plus tard. Hésitation bien naturelle ! Ils voulaient, eux aussi, jouir de leur Thouvenin avant de s’en séparer pour jamais.
Cependant, dans un cabinet reculé, et loin de tout profane, Thouvenin travaillait. Il composait sa reliure ; car jamais la même reliure n’est sortie de ses mains. Il méditait longtemps pour savoir quels ornements il donnerait à tel ou tel volume. En général, il était peu prodigue d’ornements. Un simple filet lui suffisait, pour la plupart du temps. Il méprisait l’or et les couleurs en reliure, et il avait l’habitude de dire qu’il valait mieux faire un livre beau que de le faire riche. Il aimait donc de préférence les fers à froid, et le maroquin anglais, qui reçoit toutes les empreintes et qui les garde merveilleusement. C’est à Thouvenin que nous devons le maroquin anglais, qui se fait chez nous aussi bien qu’en Angleterre à présent. Il passait ainsi la plus grande partie de ses journées au travail. Il nous honorait de temps à autre d’un bonjour à travers la porte ; quelquefois même il sortait, et il allait tout de suite au-devant de celui qui avait la plus belle bibliothèque ; il distribuait ses bonjours par rang de bibliothèque, toujours en commençant par le prince de Rivoli, non pas parce qu’il était prince, mais parce qu’il était le plus riche, je dis le plus riche en livres ; car Thouvenin, comme tout grand artiste, était un homme désintéressé. C’était un noble cœur. Il était prodigue. Il a été pauvre dans sa vie ; il est mort pauvre. Il avait tout le talent et toute la pauvreté des grands artistes. Dans tout le cours de sa vie il a été guidé, non par l’intérêt, mais par la passion. Ainsi , il faisait aux livres le même accueil qu’il faisait aux hommes. Il allait tout d’abord aux livres, sans songer aux propriétaires. Il y a tel volume appartenant à un grand seigneur qui attend encore son tour depuis trois ans dans la boutique de Thouvenin ; il y a tel autre volume appartenant à un pauvre diable, que Thouvenin a relié en huit jours, et dont il n’a pas touché le prix. Sa passion ou son caprice, il n’avait pas d’autre devoir. Ni les supplications, ni les menaces, ni les prières, rien n’y faisait. S’il n’estimait pas un livre, il ne faisait rien pour ce livre. Un secret instinct lui disait que sa vie serait courte et qu’il mourrait vite, et qu’il devait se hâter de servir les plus dignes. Cet homme-là, je vous l’ai dit, était un artiste, et non pas un manœuvre. Il obéissait à une vocation ; disons-le, il accomplissait un sacerdoce !
Cependant il est mort, le grand artiste. Tous ceux qui aiment les livres le pleureront longtemps. Les belles bibliothèques dont il était l’espoir sont en deuil à présent. Ces rayons vides, que leur maître regardait avec amour, resteront vides à jamais. Thouvenin était l’âme et la vie de quelques oisifs de bonne compagnie et de bon goût, qui vont être bien malheureux, privés de leur relieur. Son atelier était un facile et admirable rendez-vous de quelques bibliophiles, qui entraient là avec plus d’orgueil qu’on entrait au jeu du roi aux beaux temps des Tuileries. Thouvenin était la cause de plus d’une joie, de plus d’une terreur. On attendait avec anxiété ses moindres caprices, on acceptait avec reconnaissance ses moindres chefs-d’œuvre. Il n’est plus ! L’art de la reliure redevient un métier. Les vieux livres perdent leur protecteur le plus puissant, et les vieilles renommées, qui attendaient par les soins de Thouvenin une vie nouvelle, retombent, comme Eurydice, dans leurs ténèbres profondes : Thouvenin les a regardées pour la dernière fois !
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